• Le coeur de Marie

     

    Le coeur de Marie

     

    Marie, une femme mûre de cinquante printemps, au caractère dur et aigri, se croyait à l’abri des souffrances en fermant la porte de son cœur aux émotions et aux sentiments.

    Pourtant élevée dans un foyer où régnait la bonté, malgré les difficultés quotidiennes de leur vie modeste, Marie était différente. Au fil des jours, elle s’était persuadée que la bonté de ses parents était la source de tous leurs ennuis.

    Lorsqu’elle eut vingt ans, son père, chauffeur de taxi, décéda suite à l’agression d’un de ces clients douteux, auxquels il ne savait pas dire non. Sa mère en perdit la raison et on l’interna un an plus tard.

    Ces douloureux évènements confortèrent Marie dans ses convictions. Sa voie était toute tracée. Elle ne se marierait pas, se consacrerait à son travail, et ne ferait jamais de sentiments.

    Elle vécut ainsi trente ans, dans une tour d’ivoire minutieusement contrôlée, sans enfants, sans amis, sans animaux, sans plantes. Elle évitait toutes les formes organiques qui pouvaient menacer son apparente tranquillité.

    Jusqu’au jour de son cinquante et unième anniversaire, ce matin là, elle se rendait à son travail en voiture, comme à son habitude, lorsqu’elle faillit renverser un chien. Il courait, affolé, entre les véhicules qui avançaient imperturbables.

    Elle eut un pincement au cœur, et son cerveau fut soudain envahi par une de ces pensées auxquelles elle était allergique :

    “ Encore une de ces pauvres bêtes abandonnées par leur maître. Je pourrai m’arrêter et le déposer à la  S.P.A.*, c’est sur ma route ; autrement je ne donne pas cher de sa peau. ”

    Interloquée, elle chassa d’un geste nerveux cette idée empoisonnante. Quelqu’un d’autre le fera, elle n’allait pas se mettre en retard pour un clébard.

    Puis la matinée se passa normalement, et Marie partit déjeuner au restaurant d’entreprise, au coin de la rue. De loin, elle aperçut un homme assis sur le trottoir, la main tendue. Une scène pourtant bien banale, à notre époque, dans ces villes surpeuplées.

    Et son cœur, de réagir plus fort :

    “ Il a l’air bien mal en point, le pauvre homme, et moi qui vais manger à ma faim, je pourrai me fendre d’une pièce… ”

    Aussitôt contredit par la voix de la raison :

    “ Et puis quoi encore ? Il n’a qu’à travailler comme tout le monde ! ”

    Marie s’inquiéta :

    “ Mais que m’arrive-t-il ? Je dois couver une mauvaise grippe. ”

    Sur ce, elle alla manger et retourna travailler sans plus se poser de questions.

    Toute sa journée fut ainsi ponctuée d’événements provoquant un conflit entre son cœur et sa raison. Le pire de tous survint le soir, après le dîner, quand la sonnerie du téléphone retentit : c’était l’hôpital, sa mère, sortie de sa torpeur, la réclamait. A bout de nerfs, elle raccrocha.

    Elle avait cessé de lui rendre visite depuis des années. Sa mère ne la reconnaissant plus, Marie ne prenait plus de ses nouvelles que, de temps en temps, par téléphone.

    Soudain, une douleur fulgurante dans la poitrine lui coupa le souffle. Elle eut tout juste le temps de composer le numéro des urgences avant de s’effondrer. Marie fut hospitalisée.

    Pendant qu’on s’activait autour d’elle pour la réanimer, l’intérieur de son corps était parcouru par une étrange agitation, imperceptible aux médecins.

    Le cerveau se démena :

    “   Que se passe-t-il ? On étouffe ici ! Que l’on m’informe le plus rapidement possible ! ”

    Aussitôt dit, aussitôt fait, le réseau des neurones lança des messages à tous azimuts, et enfin, informé par les globules rouges, lui rapporta que le cœur s’était mis en grève et lui demandait audience.

    Le cerveau, furieux, mais conscient de l’urgence de la situation, s’adressa aussitôt au cœur :

    “  Hé ! Bien ! Que t’arrive-t-il ? Nous allons tous y rester avec tes idioties !

    Il m’arrive que je ne peux pas exercer ma fonction principale, à cause de toi et de ta raison ! Je suis peut-être une pompe à sang, mais je ne suis pas que ça ! Je suis aussi responsable des larmes, du rire, des émotions, des sentiments, de la peur. Crois-tu que c’est toi qui commandes quand tu palpites si fort que tu ne sais plus où tu en es ?

    Bon ! Bon ! …Marmonne le cerveau, de plus en plus faible. Que veux-tu ?

    Je veux que tu ailles rendre visite à ta pauvre mère ! Je veux que tu réalises que la bonté et la folie ne sont pas des maladies contagieuses, pas plus que la pauvreté et la faiblesse !

    Ok ! Ok ! Fais ce que tu veux…, murmure le cerveau au bord de la défaillance, mais sors-nous de là… ”

    Enthousiaste, le cœur se remit en marche, provoquant le soulagement et les applaudissements de toute l’équipe médicale intervenante.

    Mais la joie fit rapidement place à la déception : le cœur est reparti, mais trop tard, le cerveau partiellement asphyxié, la raison n’était plus, et Marie sombra dans la folie…



    * Société Protectrice des Animaux

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  • Commentaires

    1
    Samedi 6 Décembre 2014 à 19:40

    La pauvre ! Quelle histoire, et une chute comme je les aime pour une nouvelle !

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    2
    Samedi 6 Décembre 2014 à 19:47

    oui j'ai compris ça en lisant les tiennes... j'aime aussi 

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